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Noémie Grynberg Penser le monde : information et analyse

Mai 68 : «Ils sont tous des juifs allemands»

40 ans après mai 68, la France n’en finit pas de se questionner sur cette révolution manquée. Mais fait encore plus troublant, comment se fait-il qu’autant de Juifs aient participé à ce mouvement de révolte, ébauche révolutionnaire au sein d’une démocratie en paix ?

1968, Israël a 20 ans. Les baby-boomers aussi. Mais le monde frissonne. Une vague rouge s’apprête à emporter les démocraties libérales, un vent libertaire souffle du côté des démocraties populaires. Mai 68 renoue avec la pensée marxiste. La contestation révolutionnaire s’en prend à la superstructure, l’Etat et ses appareils : la culture, l’université, l’unité de production, la famille, l’autorité, la hiérarchie, le rapport de classe.

Délégitimisation du pouvoir
Comment se fait-il qu’une démocratie représentative post-industrielle, vivant en paix au sein de l’Europe Unie (fin du processus de décolonisation) se voie délégitimée par une partie de ses citoyens alors qu’ils jouissent de droits civiques, politiques et sociaux ? Le fait est unique : une révolution s’ébauche en Occident et un vent de liberté souffle au cœur des démocraties populaires en pleine guerre froide. La crise d’autorité que représentent les émeutes de 68 met en lumière l’influence des minorités politiques en démocratie alors que celle-ci est supposée reposer sur le principe de majorité. Ainsi, une petite minorité comptant une grande force d’action peut équilibrer et même dépasser une majorité peu active car l’influence politique est fonction de l’action entreprise et non du nombre de participants. Phénomène sans précédent, les protestataires nient la légitimité des dirigeants élus démocratiquement. La fracture se passe en trois temps : crise de confiance au nom de l’éthique démocratique (critique totale du pouvoir existant – gouvernement et opposition accusés de consensus), conflit de légitimité (radicalisation au sein de l’ordre légal, intensification des actions extra-parlementaires et confrontations avec les autorités), crise de légitimité (violence dirigée et organisée contre le régime en négation des normes démocratiques). Dans la crise de délégitimisation, le régime perçu comme inexact et injuste n’est donc plus reconnu.
Les universités sont instrumentalisées pour relayer les revendications étudiantes et pour unifier l’opposition contre le consensus dirigeant. Elles servent à enrôler les militants (même extra-universitaires) en vue d’un soutien actif à la cause. L’académie aussi veut se libérer et rentre dans la controverse. En tant qu’institution, elle devient une partie de la critique politique générale du régime.
Le mouvement étudiant formule des demandes précises, fait pression sur les décideurs et influence de façon décisive le gouvernement à agir.
Mais qui sont ces étudiants revendicateurs et quelle est leur utopie ? Selon le politologue Ehud Shprinchek, la plupart viennent de bonnes familles bourgeoises, plutôt socialisantes. Et surtout, beaucoup de Juifs. Tous sont des acteurs politiques. Les manifestants espèrent un changement social et sociétal radical. Des groupuscules émanant du parti communiste se développent contre l’establishment bourgeois .

Les Juifs et la révolution
En 1988, le quotidien Le Monde publie un article intitulé : ‘’Le mouvement de mai 68 fut-il une "révolution juive" ? En effet, la proportion de Juifs dans les mouvements révolutionnaires, que ce soit en 1917 ou en 1968, est importante. Est-ce une tradition juive que de vouloir changer le monde et de s’y engager ? Est-ce que le messianisme révolutionnaire fait écho (laïque) au messianisme juif dans sa version émancipatrice ? Existe-t-il un lien entre l’humanisme universaliste et la tradition mosaïque ?
La pérennité des Juifs a résidé tout au long de l’Histoire dans la lutte et le combat. Dans la tradition, le monde non fini a été donné à l’homme afin de le parfaire. Même laïcisés, les Juifs gardent ancrée en eux cette mission qui incombe à Israël de mener l’humanité à son accomplissement. Le judaïsme renferme donc les notions de réparation du monde (Tikoun), d’innovation et d'interprétation perpétuelles du monde (Hidouch) et de messianisme au sens de délivrance finale (Guéoula). Il y a un écho entre le déterminisme historique marxiste et le judaïsme vecteur de l’histoire de l’humanité. Comme l’a formulé Benny Lévy, philosophe ancien soixante-huitard revenu aux sources de la pensée juive, le Juif est un passeur. Il est le vecteur de l’histoire jusqu’à l’accomplissement de l’humanité dans le projet divin.
Les juifs seraient donc intrinsèquement, culturellement révolutionnaires, ne se satisfaisant pas du monde comme tel mais visant à son perfectionnement constant car fidèles à la tradition prophétique systématiquement opposée au pouvoir en place : Samuel face au roi Saül, Nathan face au roi David ou Chamaï face à Hérode.
De là l’engagement dans tout mouvement visionnaire visant à la réalisation d’un projet de monde meilleur. Ainsi, même dans les messianismes politiques modernes, les Juifs sont toujours présents, prenant une part active à ces mouvements. Selon Henri Weber , mai 68 a été un mouvement "démocratique et libertaire", "hédoniste, contre l'ordre moral et la rationalité capitaliste" et "romantique et messianique". Cette troisième dimension appartenant aux valeurs juives a implicitement rendu les jeunes Juifs plus réceptifs au discours révolutionnaire. Il s se sont davantage impliqués dans la direction des mouvements et organisations d'extrême gauche.

La génération post-Shoah
Pour la génération post-Shoah, 68 permet de libérer la parole, de rêver d’un monde meilleur. Le printemps de mai représente peut-être pour la ‘’seconde génération’’ une revanche sur l’histoire de leurs parents. Les jeunes peuvent agir, crier, revendiquer, prendre leur destin en main, être acteur et non spectateur passif de leur vie. Ces enfants d’après la Shoah exorcisent leur lourd héritage familial en devenant membres de groupes trotskistes, maoïstes ou anarchisants. Ils fondent et militent dans des mouvements révolutionnaires d’extrême gauche (Gauche prolétarienne, Jeunesse Communiste Révolutionnaire trotskyste (actuelle LCR),Organisation communiste internationaliste trotskyste) peut-être pour faire le pendant de l’extrême droite. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les meneurs sont principalement ashkénazes. Tous ces intellectuels de la gauche radicale aujourd'hui reconvertis en député européen, maître de conférences, professeur d’histoire, philosophe (Daniel Cohn-Bendit, Daniel Schulmann, Yves Fleischl, André Glucksmann, Robert Linhardt, Henri Weber, Alain Krivine, Daniel Gluckstein, Alain Finkielkraut ) ont en commun d'avoir grandi dans des familles profondément marquées par le drame de la Shoah.

Moise, Marx et Trotski
Mai 68 fait appel aux deux grands théoriciens de la gauche révolutionnaire : Marx et Trotsky. Eux-mêmes Juifs, ils cherchent à travers le communisme une réponse au ‘’problème juif’’. Le marxisme et le trotskisme dans sa version plus radicale de mouvement permanent et mondial seraient donc en quelque sorte sa solution globale.
Aux USA, Herbert Marcuse, philosophe et sociologue néo-marxiste voit dans la révolte étudiante l’avant-garde révolutionnaire, agent du changement à venir, en remplacement du prolétariat. ‘’A la place de l'ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. ’’ (extraits du manifeste du parti communiste, Karl Marx et Frederik Engels, 1847).
La sémantique marxiste évoque un mouvement émancipatoire : la minorité devient majorité pour le bien de tous. Le prolétariat jusqu’ici malmené, prend la forme d’une révolte qui changera la face du monde. Cette théorie révolutionnaire précède de quelques décennies l’idée du sionisme, autre mouvement politico-culturel moderne, destiné à reconstituer le peuple juif en un Etat souverain lui appartenant et à stimuler l'identité et le nationalisme juif.

La téchouva : réponse aux lendemains qui déchantent
Loin de la désespérance de certains face à l’échec de l’utopie qui les ont mené au suicide, plusieurs militants juifs comprennent qu’il y a un autre combat existentiel plus concret à mener ailleurs. Devant le parti pris inconditionnel de la gauche révolutionnaire pour les Palestiniens et sa critique permanente d’Israël, certains étudiants juifs français comme Joseph Atoun et Rony Akrish (devenus rabbins) ou l’historien Simon Epstein, militants engagés, prennent conscience finalement que pour eux le vrai combat se trouve en Israël. Ils renouent avec leur judaïsme. La construction du projet sioniste se substitue à la révolution.
En somme, 68 reste l’alternative collectiviste ‘’universaliste’’ de l’affirmation de soi face à celle plus authentiquement juive et individuelle du retour à soi provoqué par la victoire israélienne de 67.

Et le Rav Joseph Atoun de conclure dans une interview publiée dans Regards n° 207 : ‘’L’âme juive a une conscience très aigue de la responsabilité qui lui incombe de faire réussir l’histoire de l’humanité. [...] Le Juif a toujours voulu réussir l’histoire, non pour lui mais pour les autres. Il pensait être le ferment révolutionnaire au sein des sociétés non juives dans lesquelles il a été diasporisé. C’est le point positif de tous ces Juifs qui ont mené les combats révolutionnaires. [...]  La notion la plus importante qui traverse tout combat révolutionnaire, c’est la notion de messianisme, c’est-à-dire qu’il y a un sens à l’histoire et que ce sens est un progrès. Le messianisme qui traverse l’histoire d’Israël depuis son début, c’est une sorte de ferment révolutionnaire. [...] La kippa, c’est la révolution permanente du Juif [...] Il n’y a pas d’autre moyen de réussir la révolution qu’avec la kippa. ’’


Israel Magazine / Noémie Grynberg 2008


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Commentaires

  • leVoix

    1 leVoix Le 26/09/2011

    "...les Juifs gardent ancrée en eux cette mission qui incombe à Israël de mener l’humanité à son accomplissement".

    Vous délirez complètement !
    Einstein est dépassé par l'actualité récente et un plagiaire, Freud est un imposteur, et Marx un dément. Il n'y a pas de peuple élu, on a pas voté !
  • 'Ofek 'Enayim

    2 'Ofek 'Enayim Le 24/10/2011

    Ah, je comprends que ça te chiffonne, leVoix... La jalousie est un sentiment humain. Néanmoins, il faut bien se rendre à l'évidence : que ça te plaise ou non, les Juifs sont très souvent à l'origine de mouvement révolutionnaires. Tu peux ne pas aimer Einstein, ne pas aimer Freud, ne pas aimer Karl Marx, ne pas aimer Krivine ou Cohn Bendit, tu peux pester contre tous les Juifs célèbres de la planète, tu peux ne pas aimer Israël, mais ça ne change rien au rôle fondamental qu'ils ont joué, et jouent encore aujourd'hui, dans l'Histoire.

    Tu confonds peuple et religion et tu reproches à la religion juive de parler de peuple élu. Pourtant les deux grandes religions qui ont succédé à la révolution monothéiste juive (le christianisme et l'islam) se prétendent aussi être élues de Dieu.

    Si je puis te donner un conseil : s'il est humain de ressentir de la jalousie, il est stupide et grave de baser son ressentiment sur ce seul sentiment. Pour reprocher une chose à quelqu'un, il faut que cette personne ait commis des actions grave et que cela soit prouvé. Il ne suffit pas d'insulter en traitant les uns de "plagiaires" (de qui ? De toi ?), d'autres d' "imposteurs" et d'autres encore de "déments", il ne suffit pas de parler de "complot juif mondial", d'Etat "colonisateur" et "criminel", il faut encore s'assurer que cela est bien vrai -et non le fruit d'une propagande hideuse qui tait son nom, d' être en mesure de le prouver et d'être de bonne foi.
  • RH

    3 RH Le 26/03/2012

    à 'Ofek 'Enayim,
    Tu n'as absolument rien compris mon cher...
    LAVOIX est juif et il n'y a aucune parcelle de jalousie dans ses propos. Car parler de mission juive à propos de 68 c'est de la rigolade et ce qu'il dit des auteurs cités est exact. Je mettrais un bémol concernant Marx que j'aime beaucoup et qui est considéré comme un antisémite par les juifs qui délirent comme toi et, hélas, il y en a beaucoup. Car trouver de la jalousie dans ces commentaires, c'est du délire
  • Davesnes

    4 Davesnes Le 08/05/2016

    "Est-ce une tradition juive que de vouloir changer le monde et de s’y engager ?"
    Vous diriez ça aussi pour les Juifs d'Israël qui mène une politique d'Apartheid contre les Palestiniens ? C'est révolutionnaire, le massacre de Gaza ?
  • Luc

    5 Luc Le 12/08/2016

    en attendant que vous receviez réponse, Davesnes, j'aurais tendance à dire que l'affirmation selon laquelle la victoire israélienne de 67 aurait marqué un retour à soi d'une "identité plus authentiquement juive et individuelle" est hautement contestable -tant du point de vue politique que du point de vue juif.
    1) du point de vue politique : c'est ici de 67 et donc d'un... avant 68, qu'il est question ; or je n'ai pas entendu parler de juifs qui auraient alors déserté le terrain de la lutte sociale au motif de cette victoire de 67. Quant à ceux qui... après 68 c'est-à-dire après la grande peur que pour la bourgeoisie constitua (et constitue encore !) mai 68 se sont découverts furieusement juifs là où la veille encore ils ne croyaient ni en "dieu" (???) ni en diable et dont certains se seraient même allègrement mangé un sandwich jambon-beurre le jour de Yom Kippour : je ne vois en eux que des imposteurs, même s'ils ont fini par croire ce qu'ils racontaient, pour lesquels l'affirmation "je suis juif" est au service du message : "... donc, je ne peux pas être de gauche". Belle mentalité...
    2) du point du vue juif : c'est en bien des cas l'inverse, qui est vrai. En effet les français juifs n'ont pu sur le moment que saluer comme leurs compatriotes non-juifs de toute opinion (en dehors des forcenés) cette victoire de 67, en tant qu'elle consacrait le droit à l'existence -encore heureux- des habitants de l'Etat d'Israël. Mais il y a eu... tout ce qui a suivi, à commencer par une Occupation qui en Cisjordanie dure depuis maintenant plus de quarante-neuf ans. Or si j'en juge par ceux et celles des juifs qui m'honorent de leur amitié c'est sans plaisir aucun qu'ils ont continué à se revendiquer de cette "origine", dès lorsque désoramis elle était mise au service de cette politique. Certes il s'agit surtout de juifs français (dont il est question dans l'article) mais -pour en venir à votre remarque : à travers les contacts que je peux avoir avec des israéliens je n'ai pas l'impression qu'ils tirent grande fierté de la politique menée "au nom du peuple juif" par la fine équipe actuellement au pouvoir.
  • luc (suite)

    6 luc (suite) Le 12/08/2016

    au-delà de mes désaccords ponctuels, exprimés ci-dessus, il y a quelque chose qui me dérange terriblement dans cette expression : alternative "plus authentiquement individuelle". Car enfin on est en droit d'en penser ce que l'on veut mais si mai 68 fut pour beaucoup et reste à jamais un grand moment de leur vie c'est bien qu'il les révéla à eux-mêmes dans leur INDIVIDU : sous-entendre que ce combat aurait impliqué le moindre... abandon sur ce terrain, me paraît constituer un contresens. Ce n'est vrai que de ceux qui étaient embrigadés (en plus d'un cas, antérieurement déjà) dans des groupuscules mais ceux-là ne sont pas représentatifs, de la réalité de ce que l'on appelle "mai 68".
  • luc (fin)

    7 luc (fin) Le 07/09/2016

    en tout cas, une chose est sûre : c'est que celui ou celle qui en mai 68 aurait parlé de "dieu" (???), toutes religions confondues, serait passé pour un mischuganah. Et ce n'eût été que justice !

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