Pour les enfants de ce qu’on a désormais coutume d’appeler la deuxième génération, l’histoire de la Shoah fait partie du patrimoine personnel et parental. Ils en supportent le poids familial. Pour les autres, la Shoah relève d’un enseignement formel ou informel. Et comme elle ne fait donc pas partie de leur vécu propre immédiat, ils n’en savent que ce que les adultes ont bien voulu leur raconter et leur transmettre. Mais quel est le réel bilan de cette mémoire ?
Très tôt, la jeune génération a appris l’existence et le mérite des Justes parmi les Nations, ces femmes et ces hommes qui, au péril de leur vie mais ayant foi en l’humanité, ont sauvé des milliers de Juifs de la mort.
Pour elle, le sauvetage des Juifs est perçu sous cet angle seulement. Mais on peut s’étonner que cette approche le soit également pour des institutions aussi prestigieuses que Yad Vashem.
Or, ce n’est que récemment qu’une nouvelle vision du sauvetage a été mise en lumière : celle des Juifs sauvant d’autres Juifs. Le sens de la modestie ou du devoir avait scellé la bouche de ces héros anonymes. Pour eux, il ne s’agissait pas de courage. Mais de quoi alors ? D’urgence, d’évidence ? En fait, comme leurs homologues non-juifs, en ne sauvant qu’un homme, ne serait-ce qu’un enfant, ces sauveteurs juifs ont fait plus que leur devoir : ils ont sauvé le monde.
Ainsi, rien qu’en France, une multitude d’organisations juives à vocation communautaire a concentré ses efforts dans le sauvetage des Juifs, soutenues financièrement par le JOINT : l’œuvre de secours aux Enfants (OSE), les Eclaireurs Israélites de France (EIF), l’Armée Juive (AJ), le Mouvement de la Jeunesse Sioniste (MJS), le Comité Amelot, le Réseau Marcel et bien d’autres encore. Sous couvert d’organisations officielles, leurs missions clandestines consistaient aussi bien à la fabrication de faux papiers, qu’en aides financières, placement d’enfants dans des familles d’accueil sous de faux noms, organisation de filières et passage en Suisse ou en Espagne, sauvetage des enfants de moins de 16 ans par placement dans des institutions et familles non-juives, procuration de “vraies fausses’’ cartes d’identité et d’alimentation, passage de la ligne de démarcation, secours aux internés, envoi de colis, libération d’enfants du camp de Poitiers, etc.
En dehors de ces organisations communautaires, beaucoup de Juifs combattaient dans la Résistance, dans le MOI (Mouvement ouvrier immigré) et l'UJJ (Union de la Jeunesse Juive, composée pour la plupart d'enfants de déportés). Le bilan de leurs actions diverses et variées est difficile à présenter.
Ce phénomène de sauvetage des Juifs par des réseaux juifs n’a pas existé qu’en France bien qu’il y soit le plus significatif et important. D’autre pays d’Europe l’ont également connu comme la Hongrie, la Belgique, la Hollande, l’Italie, etc.
Mais aujourd’hui, au-delà du fait historique se dessine une problématique morale, éthique et philosophique.
Deux valeurs s’opposent : d’un côté celle toranique prônant la responsabilité de tout Juif envers son prochain, de l’autre celle morale s’interrogeant sur l’implication du geste d’abnégation exposant doublement des personnes déjà en danger de mort.
Pourquoi pendant si longtemps les sauveteurs juifs n’ont-ils pas voulu témoigner ? Parce que parler, c’est revivre et pour beaucoup, ces souvenirs sont encore douloureux car de nombreux sauveteurs sont morts déportés, fusillés ou torturés. Heureusement, lentement les survivants commencent à raconter. En 2001, le Comité d’action en vue de la reconnaissance des Juifs qui ont sauvé leurs frères pendant la Shoah a été créé par Haim Roet. Son but est justement de faire connaître ces sauveteurs juifs et de leur rendre hommage tout comme on rend hommage aux non-juifs. Et cela pour palier un manque. En effet, Yad Vashem dans son Département des Justes des Nations, a ‘’oublié’’ les sauveteurs juifs, sans qui les non juifs n’auraient jamais pu sauver de Juifs. Ce Comité donne la priorité à cette reconnaissance tant qu'il y aura encore des survivants (sauveteurs et sauvés) de par le monde, en recueillant les témoignages de ces anonymes qui se sont comportés comme des héros. Ainsi, beaucoup ont risqué leurs propres vies ou sont morts pour sauver leurs frères qu'ils ne connaissaient pas. Des milliers de cas existent ! Peut-être parce que la bravoure et l’héroïsme juifs ne sont pas des faits isolés tout au long de notre histoire.
Dernièrement, plusieurs initiatives ont vu le jour et tentent d’intéresser le public à cet aspect de l’histoire de la Shoah. Ainsi, en novembre 2002, le centre Yakar de Jérusalem a organisé une conférence sur le thème des sauveteurs juifs. En janvier 2003, Aloumim, l’association israélienne des enfants cachés en France pendant la Shoah, a également organiséune soirée-témoignage sur ce sujet. En mars dernier, s'est tenue une journée d'études consacrée exclusivement à la question des sauveteurs juifs car il est, hélas, méconnu en Israël. Mais cette réhabilitation fait peu à peu son chemin.
Yad Vashem, lauréat cette année du Prix Israël 2003 pour son action éducative, commence aussi à s’y atteler. Il semble qu’enfin, les survivants de cette génération mesure l’urgence de transmettre leur vécu personnel qui se révèle être notre passé collectif.Cette année pour la première fois lors du Yom Hashoah, Le Bné Brith mondial et le KKL ont organisé une commémoration au Yar Hakedoshim, près de Jérusalem, et ont appelé à témoigner Denise Siekierski, une ancienne membre du Réseau André également appelé ‘’Groupe d’Action contre la Déportation’’, qui prit une part active dans le sauvetage des Juifs de la région de Marseille : la fabrication de faux papiers, recherche d’abris sûrs et aide sociale. Parlant dans un hébreu simple à la portée des lycéens, son récit a captivé le jeune auditoire présent pour l’occasion. Et c’était bien là le but. Bien plus que les discours officiels, les témoignages personnels touchent et interpellent cette jeune génération d’Israéliens, née libre dans un Etat juif souverain. Denise Siekierski, en tant que sauveteur juif, a également été invitée à allumer une torche à Yad Vashem en souvenir des six millions de Juifs disparus pendant la Shoah. C’est le signe d’une reconnaissance tardive mais salutaire au regard de l’Histoire.
Grâce aux sauveteurs juifs, l’image fausse véhiculée des Juifs menés à l’abattoir et massacrés en masse, est révisée. Sur 11 millions de Juifs vivant avant la guerre, deux millions ont combattu dans les différentes armées alliées, se sont engagés la résistance et/ou les réseaux communautaires. Leur présence atteste de l’héroïsme juif pendant la guerre, de la lutte et de la résistance contre la barbarie. Leurs témoignages sont vitaux. Leurs paroles doivent nous instruire afin de vaincre les ténèbres des négationnistes, relativistes et autres néo-fascistes de tous bords.
Espérons que ceux qui n’ont pas encore parlé sortiront de leur réserve afin d’apporter un nouvel éclairage sur l’histoire de la Shoah, à savoir le combat acharné, même s’il semblait désespéré, des enfants de l’Alliance pour sauver l’honneur et l’existence du Peuple Elu.
Noémie Grynberg 2003