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Noémie Grynberg Penser le monde : information et analyse

Regards croisés de deux enfants de la Shoah face à la Mémoire

Tecia Werboski et Régine Robin sont toutes deux nées pendant la Seconde Guerre Mondiale. De formation sociologique, toutes deux ont développé un rapport original face à la mémoire, au témoignage et à la transmission. Un parallèle entre ces deux destins et un regard croisé sur la Shoah, à travers leur livre respectif : ‘’Hôtel Polski’’ pour la première, ‘’Berlin chantier’’ pour la seconde.

Issue d’une famille d’origine russe, Tecia Werboski (de son vrai nom Estera Sternschuss) est née pendant la guerre à Lwow (en Ukraine aujourd’hui). Pendant la guerre, elle est cachée par une organisation qui vient en aide aux Juifs. Elle est ainsi placée chez un couple d’instituteurs dans un petit village. Son frère est placé dans une autre famille. Suite à une dénonciation, ils seront tous fusillés. Son père servira dans la résistance polonaise.

En 1968, elle émigre au Canada et poursuit des études de sociologue, spécialisée dans le travail social. C’est seulement après la mort de ses parent, que Tecia Werboski commence à s’intéresser à la Shoah. En 1984, elle écrit ses premières nouvelles qui sont immédiatement publiées. Dans les années qui suivent, elle écrit d’autres nouvelles, un essai, deux romans dont un sera transposé en pièce de théâtre. Elle écrit en polonais et en anglais.

Le thème de la Shoah est toujours en toile de fond dans ses écrits mais seul le récit psychologique se situant après la Shoah trouve un vrai intérêt.L’autre thème cher à Tecia Werboski est l’exil de soi-même, d’une culture, d’un pays, d’une langue à l’autre (basé sur l’émigration des Juifs de Pologne vers le Canada). De toute façon, elle pense que la dualité ou le conflit est le fait même de la littérature juive.

L’auteur du roman ‘’Hôtel Polski’’, paru en 1999, avoue que la Shoah demeure sa préoccupation. Elle ressent une responsabilité face à cette torture. Dans son livre, Tecia Werboski énonce des faits avec une certaine émotion mais avec des phrases courtes, sans sentimentalisme, plutôt en observateur, presque en voyeur. Ce livre n’est pas en lui-même un ‘’travail de mémoire’’ au sens historique mais plutôt au sens émotionnel du terme. Se basant sur un lieu ayant réellement existé mais aujourd’hui disparu (rasé en 1943 après la révolte du ghetto de Varsovie), Tecia Werboski invente et brode une histoire d’amour entre deux personnages que tout oppose : une juive polonaise et un soldat allemand.

C’est en fait l’histoire de la ‘’deuxième génération’’ rattrapée par son passé : les descendants des rescapés juifs d’une part, les descendants des soldats nazis d’autre part. L’auteur laisse ainsi entendre que si on ne peut plus rien changer au passé, du moins se le rappeler permet de mieux vivre le présent.

Ce livre a été bien accueilli. Mais l’auteur reste lucide face à la division du peuple allemand concernant la Shoah : d’un côté ceux qui n’oublieront jamais le passé, de l’autre, ceux qui pensent avoir payé le prix et gagné le droit d’oublier maintenant. En cela, Tecia Werboski défend la même position que Régine Robin sur la mémoire de la Shoah.

Régine Robin (de son vrai nom Rivka Ajzersztejn) quant à elle, est née à Paris en 1939, de parents d’origine juive et polonaise émigrés en France en 1932. Son père milite dans le mouvement communiste. Le yiddish est sa langue maternelle et le français sa langue de socialisation.

Diplômée de l’Ecole normale supérieure, elle décroche l’agrégation, le Doctorat de Troisième cycle et le Doctorat d'Etat en Histoire. En 1977, elle immigre au Québec où elle est professeur de sociologie à l'Université de Montréal après avoir enseigné plusieurs années à l’Université de Paris X.

Régine Robin se dit fascinée par les problèmes de mémoire collective et individuelle, de culture et d’identité.

Dans ses travaux de recherche, elle s’est penchée sur les mécanismes de mémorisation et d’oubli, qu’ils soient créateurs ou destructeurs. Elle a consacré de nombreux écrits à la mémoire collective et aux formes «pathologiques» du culte de la mémoire. À ce titre, dans son livre ‘’Berlin chantiers’’ paru en 2001, Régine Robin se pose la question de l’identité et de la mémoire en cherchant des traces oubliées dans cette ville à l’histoire compliquée.

‘’Berlin chantiers’’ c’est aussi le chantier de l’identité, celle de la nouvelle identité juive recomposée qui s'invente à partir de quasiment rien, souvent par des non-juifs, ou des enfants d'anciens communistes juifs coupés de la Tradition. Sa quête lui permet d’analyser le discours dominant, de mesurer le degré d'amnésie et de déformation de la mémoire des jeunes Allemands, l’hégémonie du discours de cette nouvelle génération, de rectifier les points de vue partiels et partiaux. Ses promenades berlinoises font l'inventaire de ce qui fait mal, de ce qui manque, de ce qui hurle dans le silence ou la frénésie de la ville rénovée. Elle cherche des êtres, des fantômes, des ombres qui l’entourent.

Peut-on vivre à Berlin sans voir le nouveau musée juif ou la place dédiée au ‘’Mémorial aux juifs assassinés’’ ? s’interroge-t-elle. Pourtant, d’après Régine Robin, Berlin a multiplié les rappels, les spectacles, les récits, les inscriptions des forfaits du passé dans l'espace urbain. Selon elle, le problème de Berlin, c'est : "un passé qui chasse l'autre". Oublis partiels qui arrangent les uns, troublent les autres. De la reconstruction de la capitale allemande, l’auteur craint une énorme banalisation amnésique. Pour Régine Robin, la ville raccordée, réunifiée, oublie ses anciennes blessures, elle ne veut rien en savoir. Certaines façades sont ravalées, parfois sans tenir compte de la mémoire du lieu. Berlin est en fait une ville qui panse ses plaies sans forcément les penser.

‘’Je ne crois pas à la mémoire juste, mais à des réajustements mémoriels, sachant que la "loupe du temps" est toujours désajustée’’ affirme Régine Robin. A Berlin plus encore qu’ailleurs, mémoire juive, mémoire nazie, mémoire antifasciste, mémoire communiste et mémoire de guerre s'affrontent, se superposent, à travers des vestiges à demi-effacés.

 

Noémie Grynberg 2003

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