Noémie Grynberg Penser le monde : information et analyse

Les Juifs et la citoyenneté

Etre citoyen signifie appartenir à un Etat avec tous ses droits et ses devoirs. Cela parait évident aujourd’hui. Mais pour les Juifs en particulier, l’obtention de la citoyenneté a marqué une évolution formelle de leur condition historique d’exilés.

En effet, au XVIIIe siècle, l’esprit des Lumières fait émerger l’idée séculière d’un mur de séparation entre religion et sphère publique. Portées par le vent révolutionnaire qui souffle alors, deux grandes nations vont mettre en œuvre cette philosophie : les Etats-Unis d’abord et la France ensuite. Chacune à sa façon, selon son propre modèle politique, appliquera aux Juifs un statut jusque-là inédit depuis leur dispersion. Une solution à la « question juive » ? A voir…

De par leur histoire, les Etats-Unis et la France se révèlent des exemples très différents. Dans les années 1770, alors que les premiers ne constituent encore que de récentes colonies d’émigration en rébellion contre la couronne britannique, la seconde demeure une monarchie absolue, héritière de siècle de tradition autoritaire. Mais les deux pays aspirent en même temps à plus de liberté.
Tandis que la Révolution américaine se fomente en référence à la Bible, la Révolution française se réfère, elle, aux modèles romain et grec. Cette dernière prône une République homogénéisatrice (abandon des identités collectives au profit d'une méritocratie républicaine), alors que les Etats-Unis penchent pour une société communautariste (préservation des spécificités ethno-religieuses particulières au sein de la Nation). Conséquences : dans un cas, les Juifs restent les objets des changements politiques et sociaux, dans l’autre, ils participent à de telles mutations.

Les deux modèles de citoyenneté diasporique
Hedva Ben-Israel, historienne, professeur émérite de l’Université Hébraïque de Jérusalem, revient sur les spécificités liées à l’octroi de la citoyenneté aux Juifs américains et français ainsi que sur leurs conséquences.

En quoi les Etats-Unis contribuent-ils les premiers à la promotion des Juifs dans la cité ?
Professeur Hedva Ben-Israel : Dès le début, les Etats-Unis ne discriminent pas les Juifs au niveau légal. Ces derniers sont reconnus égaux devant la loi au même titre que les autres Américains. Ils ne sont donc pas passés d’un statut d’infériorité à celui d’égalité comme en Europe. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existait pas d’antisémitisme au niveau de la société.

Qu’a apporté de nouveau la Révolution française au statut des Juifs ?
Professeur Hedva Ben-Israel : Elle leur a ouvert la porte à la citoyenneté mais au prix d’une renonciation à l’identité juive collective.

Que peut-on dire de la comparaison entre les deux pays ?
Professeur Hedva Ben-Israel : Chacun considère l’humain en tant qu’individu. Mais les Etats-Unis ont eu de plus en plus tendance à reconnaitre les groupes et les identités ethniques, tant que ceux-ci sont restés loyaux à l’Etat.

Quel bilan peut-on tirer de l’émancipation des Juifs ?
Professeur Hedva Ben-Israel : L’obtention de l’égalité des droits civiques est une grande avancée, d’autant que c’est la première fois dans l’Histoire. Les Juifs deviennent des individus. Cependant, le problème de l’assimilation s’est renforcé depuis la Révolution française. L’émancipation l’y a directement conduit. Au niveau national, suivant leur pays, la grande majorité des Juifs se sont davantage considérés comme Américains, Français ou même Allemands, que comme Juifs. Ils y ont trouvé un intérêt, celui de nouvelles opportunités. En cela, le sionisme a échoué : il n’a pas réussi à rassembler tous les Juifs du monde sous une seule et même identité/nationalité.

A-t-elle réglé le “problème juif” ?
Professeur Hedva Ben-Israel : D’un côté oui mais elle en a révélé un autre, celui de l’assimilation.

Dans quelle mesure a-t-elle ou non dissiper l’antisémitisme ?
Professeur Hedva Ben-Israel : C’est une question importante. L’antisémitisme a toujours existé mais avant le 18e siècle, les Juifs vivaient méprisés, dans une position d’infériorité, à cause de raisons religieuses. Avec l’émancipation, ceux-ci ont pu pénétrer la société non juive dans laquelle ils se sont démarqués. Conséquence : l’antisémitisme s’est alors transformé en sentiment de jalousie et de haine, débouchant sur la théorie raciste. Selon cette dernière, la « race » juive a été vue comme une tare, un défaut inné.

L’émancipation a-t-elle hâté le processus d’assimilation ?
Professeur Hedva Ben-Israel : Oui, nous l’avons vu, mais en plus, celui de la conversion, dans des proportions beaucoup plus grande qu’on ne l’imagine.

Existe-t-il une notion de citoyenneté dans le judaïsme ?
Professeur Hedva Ben-Israel : D’après ce que j’ai lu sur la question, les spécialistes discernent en effet une idée politique dans la pensée juive. A un stade précoce déjà, elle présente  un modèle de peuple avec des droits et non celui de dirigeant. Il existe donc un élément démocratique non formel dans le judaïsme mais pas au sens grec. C’est celui du refus de la royauté (Livre de Samuel), du pourvoir d’un seul homme. L’autocratie n’est par conséquent pas acceptée.

La Torah a-t-elle contribué à faire des Juifs de bon citoyens ?
Professeur Hedva Ben-Israel : Oui. Par les Dix Commandements, elle se montre pionnière dans la définition de la vie sociale : comment cohabiter ensemble, comment ne pas causer de tort à son voisin, etc. C’est cela la citoyenneté.

Quelles valeurs juives la communauté a-t-elle apporté à la cité ?
Professeur Hedva Ben-Israel : Bien avant l’octroi de la citoyenneté aux Juifs, par le biais des Ecritures, ceux-ci ont transmis les valeurs sociales de justice, de loi, de piété envers les faibles et les étrangers, de société juste, de peuple. Cet apport a été reconnu à la fin du moyen-âge, lorsque la Bible a été traduite dans les langues vernaculaires.

Comment a évolué la notion de citoyenneté pour les Juifs ?
Professeur Hedva Ben-Israel : Aujourd’hui aux Etats-Unis, un grand courant de pensée juive se considère comme intrinsèquement porteur des valeurs humanistes de « citoyen du monde ». Pour elle, être Juif, c’est être l’Homme universel.


Propos recueillis par Noémie Grynberg 2013

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