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Noémie Grynberg Penser le monde : information et analyse

Le philosémitisme : analyse d’un concept évolutif

Spécialistes de l’antisémitisme, le Docteur Simon Epstein, historien au Département de Sciences Politique à l’Université Hébraïque de Jérusalem et Jean-Yves Camus, chercheur associé à l'IRIS de Paris, expliquent ce que représente le philosémitisme.

Qu’appelle-t-on ‘’philosémite’’ ?
Docteur Simon Epstein : Une personne, un mouvement ou une philosophie qui voit les Juifs comme un facteur positif, qui s’oppose à l’antisémitisme, qui éprouve de l’admiration ou de la pitié pour le peuple juif. Il existe différentes sortes de philosémitisme : l’argument chrétien fondé sur la compassion ; le laïc et rationnel pour qui les Juifs ont droit à l’existence dans le cadre général des Droits de l’Homme ; et l’argument d’extrême gauche soutenant que les Juifs sont des travailleurs et des opprimés comme les autres et que l’antisémitisme détourne la colère sur les Juifs au lieu de la focaliser sur le capitalisme. Ces trois courants utilisent un discours complexe s’adaptant aux divers publics, faisant appel soit à la pitié, soit au raisonnement et à la logique, soit enfin à un argument globalisateur basé sur la défense de la démocratie.
Jean-Yves Camus : C'est une forme d'empathie avec l'histoire passée et présente des Juifs. Comme toutes les amitiés, le philosémitisme peut être critique, mais il admet toujours que le peuple hébreu est sujet et non objet de son histoire, qu'il a des droits historiques, dont celui à un Etat. Car si le vrai philosémite peut aimer les Juifs parce qu'ils ont été victimes (de l'antisémitisme, de la Shoah), il les aime aussi lorsqu'ils sont debout.

Est-ce un phénomène ancien/nouveau ?
Dr. S. Epstein : Il a existé au Moyen-âge, aux 16e et 17e siècles. Mais sa grande émergence date du 18e sicle, des Lumières, de la Révolution française, puis au 19e pour l’époque moderne.
J.-Y. Camus : Dans le monde chrétien, le phénomène apparait depuis Aimé Pallière jusqu'aux initiateurs de l'Amitié judéo-chrétienne. Vatican II a apporté un changement fondamental en ce que le philosémitisme n'était plus accompagné d'une tentative d'annexion théologique, qu'il signifiait une véritable reconnaissance du droit des Juifs à être fidèles à leur foi, ici et maintenant. Je suis beaucoup plus sceptique vis à vis des Chrétiens sionistes, dont l'ambigüité théologique est évidente.

Est-ce une attitude plutôt rare ou courante ?
Dr. S. Epstein : En temps de paix, pas besoin de philosémitisme puisqu’il n’y a pas d’antisémitisme. En période de grand chaos, il n’y a plus de philosémites puisque tout le monde devient antisémite. La grande époque de philosémitisme se produit lors de la montée en puissance de l’antisémitisme, avant qu’il n’arrive au pouvoir.
J.-Y. Camus : Dès l'Antiquité, une certaine admiration pour les Juifs existait, liée à leur capacité proprement surnaturelle à demeurer un peuple vivant malgré les épreuves ainsi qu'un peuple de la Loi, du livre et de la philosophie. C'est une attitude qui a perduré jusqu'à nos jours. Ce qui me frappe le plus est le philosémitisme des gens simples, plus répandu qu'il y parait. Instinctivement, dans la "France profonde", beaucoup de citoyens se rendent compte que l'antisémitisme qui sévit ici vise plus loin que les Juifs seuls et que c'est, au fond, une entreprise de subversion des valeurs morales, laïques ou chrétiennes d'ailleurs.

Qu’est-ce qui caractérise le philosémitisme ?
Dr. S. Epstein : Sa fragilité intrinsèque et sa versatilité. Il existe beaucoup d’exemples où le philosémite devient antisémite et vice versa. C’est le cas des anciens dreyfusards mués en collabos pendant la guerre ou des antisémites s’engageant dans la Résistance aux côtés des Juifs. Il s’agit une dynamique entre philosémitisme et antisémitisme, suivant le système de valeur défendu. Le philosémitisme ne s’avère donc pas une catégorie fixe mais un concept évolutif dépendant des prises de position de la personne. J’insiste sur ce fait.
J.-Y. Camus : La pitié pour le "peuple errant", pour les persécutions qu'il a subies peut être terriblement ambigüe. La variante chrétienne reste au service d'un dessein théologique messianiste, missionnaire, foncièrement opposé au message de la Torah. Peut-il y avoir un philosémitisme désintéressé, c'est la véritable question. Au plan philosophique, elle se révèle pertinente mais guère au plan politique pour Israël. Précisément, il ne faut pas confondre philosémitisme et philosionisme.

Dépend-il de la culture, de l’environnement ?
Dr. S. Epstein : Des idéologies dominantes, oui. Le philosémitisme représente une des valeurs de la tolérance, de l’antiracisme.
J.-Y. Camus : Bien sûr mais c'est aussi affaire de destin individuel. Dans une culture et un environnement donnés, il existe toujours des individualités qui n'acceptent pas les préjugés anti-juifs alors même qu'ils sont eux-mêmes les produits de leur temps : regardez Charles Péguy et Léon Bloy à la fin du 19e siècle.

Est-ce proche de la notion juive de ‘’Juste’’ ?
Dr. S. Epstein : Bien entendu. C’est dans l’épreuve qu’on le reconnait.
J.-Y. Camus : Pas totalement parce que le sentiment d'humanité qui animait certains des Justes allait de paire avec des restes de préjugés propres au milieu et à l'époque. Malgré tout, leur attitude a permis de sauver des vies juives, c'est ce qui compte.

Faut-il être humaniste pour être philosémite ?
Dr. S. Epstein : Non. L’humanisme n’est qu’une catégorie. Les autres viennent soit du christianisme, soit du marxisme.
J.-Y. Camus : Il faut assurément croire soit à l'égalité de la valeur de toutes les vies humaines, soit au fait que tous les hommes sont créés à l'image de Dieu.

Le philosémitisme a-t-il évolué au cours du temps ?
Dr. S. Epstein : Oui. Celui du Moyen-âge se différencie de celui du 19e siècle et ce dernier de celui de nos jours. Il évolue en fonction des sociétés, des Juifs eux-mêmes, de l’antisémitisme.
J.-Y. Camus : L'évolution la plus remarquable me semble que tout antisioniste non-juif fait désormais, à l'exception bien sûr des antisémites rabiques de toutes obédiences, profession au moins d'un philosémitisme de façade, sensé justifier son opposition soit à l'existence de l'Etat hébreu, soit sa négation de l'existence du peuple juif.

Aujourd’hui, est-il perçu de la même manière ?
Dr. S. Epstein : L’existence d’Israël influe sur le philosémitisme. A présent, certains s’affichent contre l’antisémitisme mais aussi contre la politique d’Israël. Dans beaucoup de cas, l’antisionisme reste un préjugé anti-juif. La question d’actualité qui se pose demeure : est-ce possible d’être à la fois antisioniste et anti antisémite ?
J.-Y. Camus : Israël et les Juifs ont beaucoup plus d'amis qu'ils ne croient, en tout cas dans le monde occidental. Tout simplement parce que les Occidentaux ont compris que les menaces contre Israël et les Juifs sont des menaces pour eux aussi.

Peut-on penser que ‘’tout ce qui n’est pas philosémitisme est antisémite’’ ?
Dr. S. Epstein : Non. Beaucoup de gens semblent indifférents. Encore une fois, j’insiste sur la dynamique des positions des groupes, des personnes ou des sociétés. Actuellement, l’Occident reste encore sous le choque de la Shoah. La majorité des Occidentaux demeure sensible à l’antisémitisme qui provoque des réactions fortes même parmi les anti-israéliens. Mais cela ne présage en rien de l’avenir car les positions varient.
J.-Y. Camus : Non, je pense sincèrement qu'il est possible, notamment dans des cultures non-occidentales qui n'ont pas la moindre interaction avec le judaïsme, de n'avoir pas d'avis ou de sentiment sur le sujet.


Propos recueillis par Noémie Grynberg 2012

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