Noémie Grynberg Penser le monde : information et analyse

L’invention de la matza industrielle

MatsaAujourd’hui, les mazots carrées casher le Pessah semblent une évidence. Or il n’en a pas toujours été ainsi. Depuis un siècle et demi, les galettes artisanales ont connu bien des évolutions. Voici l’histoire de la fabrication moderne du ‘’pain de misère’’.

Au XIXe siècle, avec la montée de l'industrialisation, le travail manuel traditionnel commence à se mécaniser. Du fait de la révolution industrielle, des centaines de milliers de Juifs d’Europe de l’est émigrent des bourgades vers les villes en plein développement. Aussi à l’approche de Pessah, les petites boulangeries locales ne peuvent plus satisfaire la demande énorme en pain azyme des communautés grossissantes.
Ainsi en 1838, un Juif alsacien de Ribeauvillé, Isaac Singer, invente la première machine à matza. Elle se compose de deux rouleaux en métal qui ressemblent à de gros losanges placés sur des charnières. Lors du déplacement du levier, les engrenages tournent autour des rouleaux et la pâte est insérée au milieu. L’appareil permet de mélanger beaucoup plus de pâte en une fois et les versions ultérieures mécanisent également le laminage et la perforation. Cependant, le mécanisme ne couvre en réalité qu'une partie du processus d’étirage et non celui tout aussi critique et très laborieux du malaxage de la préparation. Toutefois, il rend possible la fabrication de galettes en série.
Cette avancée permet de la sorte d’augmenter l'offre en matza, fait essentiel étant donné la croissance rapide de la population juive dans le monde au XIXe siècle, et entraîne par là une réduction du prix de la denrée plus abordable pour les nécessiteux puisque sollicitant moins de main d’œuvre. Or l’appareil qui raccourcit le procédé de fabrication du pain azyme entraine parallèlement des conséquences économiques funestes : il prive de nombreuses femmes pauvres de leurs maigres moyens de subsistance. La plupart des ouvrières sont en effet des veuves. Alors que la matza ronde réalisée à la main signifie des emplois pour les plus démunis, l’automatisation les met au chômage, les privant de travail et donc de dignité.
Par ailleurs, les autorités religieuses débattent à propos de l'adéquation de la nouvelle technologie : à la fin de chaque cycle, la machine pourrait-elle être nettoyée en profondeur en dix-huit minutes, avant que les restes de pâte ne soient levés, ce qui compromettrait ainsi la cashrout du prochain lot ? Mais les rouages du progrès semblent imparables et impossibles à arrêter. L’invention de Singer, ainsi que ses variantes, obtiennent l'approbation de divers rabbins et se répand rapidement en France, en Allemagne, en Angleterre, en Hongrie et aux États-Unis. Pourtant…

Controverse autour de la fabrication mécanique des mazots
Historiquement, la révolution industrielle coïncide avec le mouvement de la Haskala fondée sur l'idéologie du progrès et dans une plus large mesure, avec la Réforme. C’est pourquoi malgré son aspect innovant, la nouvelle méthode de fabrication des mazots se voit loin d’être acceptée partout avec enthousiasme par les autorités religieuses et déclenche une guerre interne au sein des communautés juives. Lorsque la nouvelle machine arrive en Pologne, tous les grands érudits hassidiques, dont ceux de Gour et de Sanz, l’accueillent très rudement. De savantes discutions s’engagent entre sages autorisant la consommation des mazots mécaniques pour Pessah et ceux l’interdisant.
En 1859, l’appareil à pain azyme soulève donc une controverse très vive et importante lancée par le rabbin Solomon Kluger de Brody, en Ukraine. De nombreux rabbins contestent le système novateur. Au cours des suivantes décennies, dix-huit autres grands rabbins, notamment de Galice et des autorités hassidiques, s’opposent vivement au nouveau procédé pour des questions de halakha. Ils en arrivent jusqu'à déclarer que la matza fabriquée à la machine ne vaut pas mieux que le hametz. Mais deux douzaines d'autres rabbins, dont beaucoup venant de Lituanie, d'Europe centrale et occidentale ainsi que de Jérusalem, ne sont pas d’accord. Dirigés par l’influent possek, le rabbin Joseph Saul Nathanson, auteur de l’ouvrage intitulé Bitul Moda'ah contre l’avis du rabbin Solomon Kluger, ils défendent vigoureusement la machine à matza. Certains insistent sur le fait que le pain azyme mécanique s’avère en réalité plus casher que celui fait à la main car il présente moins de risque d'erreur humaine. Les arguments complexes défendus des deux côtés s’opposent, en plus des raisons strictement halakhiques, également sur le fait que la machine satisfasse à l’exigence de kavana (intentionnalité) dans la cuisson de la matza et sur l’aspect technologique : le mécanisme est-il totalement fiable pour empêcher la fermentation dans le processus ? Des arguments de justice sociale sont également invoqués : est-il préférable de maintenir une galette artisanale faite à la main et coûteuse qui fournit du travail aux pauvres ou est-il préférable d'encourager la mécanisation moins chère que même les indigents peuvent s’en procurer ? Enfin et surtout, la machine soulève des questions concernant la modernité. Les partisans de la matza fabriquée à la chaine défendent l'idée que la technologie moderne peut renforcer le judaïsme traditionnel. En effet, certains rabbins font valoir avec optimisme que la méthode peut produire de meilleures mazots davantage casher que celles dont les Juifs ont l’habitude jusque-là, du moins depuis l'époque du Second Temple. Dans le même temps, les opposants à la machine craignent que le pain azyme mécanique ne devienne un dangereux instrument menant inévitablement à l’assimilation, à la réforme dans la religion d’Israël et à l’apostasie. Le Rabbi de Gour, par exemple, affirme que les adeptes de la machine à matza cherchent à long terme à déraciner la Torah dans son ensemble.

L’industrialisation américaine de la matza
Quelques années plus tard aux Etats-Unis, dans l'Ohio, c’est au tour du rabbin orthodoxe Dov Behr Manischewitz, un célèbre industriel juif américain d’origine lithuanienne, de révolutionner la production de masse du pain azyme dans le monde. En 1888 à Cincinnati, il ouvre la première usine automatisée de mazots.
Cependant, au moment où Manischewitz lance son commerce de galettes fabriquées industriellement plutôt que manuellement, son entreprise ranime la controverse. Loin de faire l’unanimité, le monde juif reste divisé entre ceux qui acceptent la matza industrielle et ceux qui ne l'acceptent pas. Certains rabbins de l'époque affirment que pour être tolérable du point de vue religieux, les pains azymes doivent être fabriqués par un homme et non par une machine. D’autres autorités jugent cette matza préférable à la variété artisanale à la mode.
Manischewitz parvient finalement à surmonter ces préoccupations, en partie en démontrant son adhésion méticuleuse aux règles de halakha. De plus, face à l'afflux massif de quelque 190.000 immigrés juifs outre-Atlantique, les autorités religieuses se résolvent à autoriser la confection et la consommation de ces galettes. Elles comprennent qu'en l'absence de production à grande échelle, la communauté juive américaine à croissance rapide n'aura peut-être pas suffisamment de stock pour répondre à ses besoins. Les pains azymes industriels sont ainsi approuvés par les plus grandes personnalités rabbiniques.
Poursuivant la tendance initiée par la machine de Singer qui allait devenir très familière au XXe siècle, Manischewitz introduit en 1899 une série d'améliorations et d'inventions dans le domaine, ‘’de nature à surpasser tout ce qui se fait dans le pays’’. Il met la technologie moderne au service de la religion. En 1903, il utilise au moins trois différents outils : un qui pétrit partiellement la pâte, un qui la roule et un qui l’étire, la perfore et la coupe. Un ventilateur électrique séparé permet de garder les locaux au frais. Plus tard, l’industriel s’équipe d’un four à gaz qui permet une distribution plus équilibrée et un contrôle plus efficace de la chaleur, ainsi que d’un système extrêmement important et breveté de tapis roulant (utilisé aujourd'hui dans toutes les boulangeries modernes) facilitant l'automatisation de l'ensemble du processus de cuisson : la pâte placée à une extrémité se déplace lentement à travers le four pour ressortir cuite de manière uniforme à l'autre extrémité. À mesure que la technologie se développe, Jacob Uriah Manischewitz qui succède à son père en 1914, dépose plus de cinquante brevets, dont un œil électrique qui compte automatiquement le nombre de matzos par boîte à raison de 600 par minute, ainsi que des innovations dans les emballages. En 1920, l’entrepreneur inaugure "la plus grande et la plus chère machine de boulangerie du monde" : un appareil spécial qui peut produire à la chaine 1,25 million de pains azymes par jour. Grâce à toutes ses innovations, Manischewitz fournit plus de matza à moindre coût, avec moins de casse et une apparence beaucoup plus régulière et agréable qu’auparavant. Le résultat n’est rien moins qu’une révolution dans le secteur, caractérisée par des transformations majeures : alors que précédemment, la plupart des mazots traditionnelles produites à l'aide d'un laminoir étaient inégales et plutôt ovales, ce qui les rendaient uniques par leur forme, leur texture et leur apparence générale - il n'y en avait pas deux identiques, comme c'est le cas pour la matza shmoura de nos jours – maintenant, en grande partie à cause des exigences de la technologie et du conditionnement, pour la première fois elles deviennent carrées. Dans chaque boîte, toutes les galettes sont dorénavant uniformes d’aspect, de consistance et de goût, contrairement à l’azyme mou de l'ère préindustrielle, se rapprochant plutôt d’un pain plat comme la pita que d'un craquelin. La matza a donc subi les mêmes processus de rationalisation, de normalisation et de mécanisation associée à la révolution du taylorisme.Matsa industrielle

Au fil du temps, aucune des objections invoquées à l’époque de l’automatisation de la production de matza n’a subsisté. Finalement, d’un aliment artisanal strictement local, fabriqué selon les besoins et les traditions de chaque communauté, ce ‘’pain de misère’’ s’est transformé en produit de grande consommation. Ainsi, la galette industrielle a conquis la planète et s’exporte partout dans le monde. Néanmoins aujourd’hui encore, certaines familles juives préfèrent consommer des pains azymes faits à la main, en particulier pour le Séder, afin de mieux se rappeler la servitude de nos ancêtres en Egypte.

 

Noémie Grynberg 2019

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